La méditation de pleine conscience nous propose une voie d’accès autre à la réalité fondée sur un certain rapport à l’expérience. Je vous propose d’explorer le mystère et la complexité de notre rapport au monde, d’abord sous l’angle philosophique général des postures subjective et objective qui sous-tendent notre approche de la réalité, puis sous l’angle de la philosophie bouddhiste à travers la pratique de la méditation.
Les illusions de la subjectivité
De quelle façon approchons-nous le monde qui nous entoure ainsi que notre monde intérieur?
La manière la plus spontanée consiste à appréhender notre réalité à travers notre subjectivité. Notre subjectivité est faite d’un ensemble de composants qui tous influencent notre vision du monde. Certains composants sont très changeants tels notre humeur, notre état d’esprit, notre niveau de stress ou de frustration, ou de contentement et de calme, autant d’éléments qui changent notre manière d’être au monde et de le percevoir. D’autres composants s’avèrent plus permanente, tels notre histoire personnelle avec ses petits ou ses grands traumatismes, notre personnalité forgée sur la base de cette dernière et sur nos gènes, et bien sûr nos sens qui sont la porte d’entrée de toutes les informations qui nous parviennent et éventuellement s’inscrivent en nous.
Ainsi nous construisons notre monde sur cette base subjective sans savoir pour la plupart du temps qu’il s’agit d’illusions. Prenons l’exemple des couleurs. J’observe cette tulipe rouge et je suis convaincu que la couleur est une caractéristique de cet objet indépendamment de la perception. Or il est bien connu que les couleurs sont un pur produit de notre cerveau qui les a créées pour diverses raisons évolutives. La couleur est d’abord fabriquée dans mon cerveau puis attribuée à l’objet. Cette illusion d’objectivité du monde qui nous entoure se retrouve également au niveau de la pensée. Phénomène bien connu dans la pratique de la méditation qui le met en évidence, un souvenir, une anticipation nous transporte dans une temporalité dont nous n’avons plus conscience. Par exemple lorsque je revis une situation du passé, celle-ci ne m’apparaît non pas au passé mais au présent comme si elle se déroulait devant mes yeux. Je suis alors en proie à cette illusion spatio-temporelle, illusion d’être ailleurs alors que je suis assis en train de méditer dans cette pièce et illusion d’être dans le présent alors que je revisite le passé. Ainsi nous baignons la plupart du temps dans une forme de méconnaissance de la réalité.
Objectiver le réel à quel prix?
A l’inverse il existe une façon radicalement différente d’approcher la réalité qui consiste à tenter de se débarrasser de tous ces filtres subjectifs qui transforment notre rapport au monde et d’aller vers l’objectivité. C’est par excellence le fondement de la démarche scientifique qui a toujours considéré la subjectivité comme une source d’erreur et s’est attelé à la réduire au maximum, notamment en introduisant l’idée de mesure. Prenons l’exemple du temps, si nous devons évaluer une durée, celle-ci peut nous sembler courte ou longue suivant la situation dans laquelle nous nous trouvons, mais si l’on introduit la mesure, chacun s’accordera sur ce qu’est une durée de 30 minutes.
L’objectivité n’est pourtant pas réservée à la science, elle existe aussi dans la connaissance commune ou spontanée de tout un chacun. La raison organise les données des sens, notre esprit prévoit, anticipe, fait des hypothèses, établit des lois sur la réalité qui nous entoure de façon à s’y adapter au mieux. Piaget a bien montré comment l’enfant développe sa représentation de l’objet en se libérant des biais perceptifs et en relativisant son point de vue.
Ainsi l’esprit humain cherche à affiner sa connaissance du monde à travers cette posture fondamentale consistant en un processus sans fin d’objectivation du réel.
En excluant le sujet, l’approche scientifique veut se focaliser sur les observations et expérimentations reproductibles en tout temps, gage d’une connaissance valide qui fonde l’universalité de son propos. En fournissant des connaissances objectives la science a ainsi obtenu la place privilégiée qu’elle a dans nos sociétés et a pu atteindre le niveau technologique qu’on connaît aujourd’hui pour le meilleur et pour le pire.
Malheureusement en excluant le sujet du processus de connaissance scientifique, cette forme de connaissance si sophistiquée s’est appauvrie en perdant justement ce qui aurait pu la rendre plus humaine…
Quitter l’ignorance et trouver la paix...
L’expérience de la méditation pour sa part nous plonge au cœur de l’expérience subjective tout en permettant de la transcender. Elle permet d’approcher la réalité d’une façon différente par l’entremise d’une attitude d’ouverture et d’acceptation de ce qui est. Contrairement à la posture rationnelle et scientifique d’objectivation du réel, la posture méditative est dite préréflexive, directe et intuitive, en ce qu’elle ne consiste pas à analyser, conceptualiser, comprendre ce qui nous arrive mais juste d’entrer pleinement en contact avec l’expérience afin d’accéder à sa véritable nature.
Cette posture est également radicalement différente de celle qui nous anime au quotidien, à savoir la posture subjective faite d’une centration sur soi qui s’ignore. En effet habituellement nous sommes gouvernés par la loi de l'ego, c’est elle qui nous oriente vers ce qui nous plaît et nous éloigne de ce qui nous déplaît. Telles des marionnettes nous évoluons de désirs en aversions et d’aversions en désirs.
Au contraire méditer nous apprend à rester avec ce qui est quel qu'il soit et d’en être pleinement conscient sans vouloir le retenir ou le rejeter. Si cela suscite de l’ennui, alors l’ennui devient objet de conscience. Si cela suscite de l’impatience, alors l’impatience devient objet de conscience. Si cela suscite de l’inquiétude, alors l’inquiétude devient objet de conscience et ainsi de suite.
Avec l’ignorance, l’aversion et le désir insatiable sont les trois poisons cause de la souffrance de l’homme tel que le Bouddha les a exposés dans la deuxième noble vérité. Tout trois s’expérimentent, se travaillent et ultimement se dépassent dans la méditation.
L’ignorance renvoie également aux deux autres poisons en ce que la haine et la passion agissent comme des filtres déformant la réalité. L’ignorance s’entend ici plus comme mal comprendre que ne pas savoir (Landaw et Bodian, 2007). C’est toutes les idées fausses, préjugés et projections qui nous empêchent de voir la réalité telle qu’elle est. C’est aussi le fruit de notre raison qui catégorise, sépare, fige les choses avant même d'accueillir l’expérience (Manouvier, 2015).
Dans le Bouddhisme sortir de l’ignorance en développant sa sagesse est avant tout un des moyens pour faire cesser la souffrance tel qu’exposé dans la quatrième noble vérité, soit le mode d’emploi pour avancer sur la voie de la libération spirituelle et de l’Eveil.
La sagesse sera mise en pratique dans la méditation avec l’établissement d’une attention de plus en plus stable et soutenue qui vise à développer la faculté de vision profonde, traduction du terme Vipassana. Cette vision profonde vise à se défaire des illusions et prendre conscience de l’impermanence de toute chose. Il s’agira progressivement et patiemment d’apprendre à soulever les voiles qui nous constituent en surface pour s’acheminer vers des niveaux de conscience plus profonds afin d’approcher le calme, la bonté et finalement la pureté fondamentale du mental. Car selon le Bouddhisme la nature sous-jacente de l’esprit est pure et pourvue de qualités positives : sagesse, amour et compassion.
Finalement il n’est nul besoin de chercher un idéal hors de soi. Le trésor est déjà présent en chacun de nous. Derrière les nuages de nos illusions et de nos conditionnements se cache le soleil de notre véritable nature pure et non conditionnée.
Jean-François Briefer, Dr psych.