j’ai oublié la différence entre moi et les autres.
Milarepa
La joie altruiste dans la philosophie bouddhiste fait partie des quatre incommensurables, soit quatre états mentaux permettant l’élévation de l’âme, le cheminement vers l’éveil:
Prends pour objet de méditation l'ensemble des êtres et applique-toi à mettre en œuvre les quatre attitudes immensurables : l'amour, ou le désir que tous les êtres soient heureux ; la compassion, ou le désir qu'ils soient affranchis de la souffrance ; la joie devant le bonheur d'autrui ; et l'impartialité qui consiste à traiter tous les êtres de manière égale, sans attachement ni rejet.
KANGYUR RINPOCHE (1897-1975) Commentaire de la Lettre à un ami, de Nagarjuna, p. 122-123.
Ces quatre incommensurables permettent de développer une attitude altruiste basée sur la compassion et le soucis de l’autre. Ils sont dénommés ainsi car ils diminuent la centration sur soi et ouvre sur le monde.
Lorsque l’on est en proie à la haine, la jalousie et la rivalité, il est bénéfique de laisser venir ces sentiments dans la pratique méditative afin de les regarder en face. Quoique l’on fasse, lorsqu’un événement douloureux survient dans notre vie, notre esprit tentera d’une manière ou d’une autre de l’assimiler. Parfois cette tentative est ralentie voir tenue en échec par des mécanismes de ruminations qui nous font ressasser le passé à l’identique dans une attitude rigidifiée de lutte et de rejet. De telles réactions entretiennent la souffrance et empêchent de rechercher des solutions ou d’avancer vers l’acceptation.
La pratique de la méditation peut faciliter ce travail de métabolisation en commençant par reconnaître les sentiments et émotions qui nous habitent. Il s’agira d’aller à la rencontre de ce que nous fuyons: la douleur. Approcher, explorer ces émotions douloureuses afin d’en voir leur véritable nature.
Méditer plus précisément sur la joie altruiste nous permet d’aller plus loin en changeant de point de vue pour ressentir la joie à l’évocation du bonheur d’autrui. Cette pratique consiste à se réjouir du bonheur, du succès de nos proches, puis étendre ce sentiment aux personnes qui nous sont indifférentes, et enfin aux personnes qui nous déplaisent ou dont on est jaloux.
Parfois se réjouir du bonheur d’autrui revêt une grande difficulté. C’est le cas lorsque le bonheur de l’autre entraîne une souffrance chez soi parce qu’il coïncide avec un sentiment de perte. Le bonheur de l’autre va alors de pair avec la perte d’un bonheur pour soi. C’est typiquement le cas dans la jalousie amoureuse lors de l'infidélité du partenaire. Dans une telle situation il peut être intéressant de voir dans la pratique méditative comment s’entrechoquent les sentiments contradictoires d’amour envers le partenaire et de ressentiment pour ces actes. On rencontre alors la difficulté d’être heureux pour le partenaire qui s'épanouit dans une autre relation, de même que pour le rival qui prend notre place. Ce qui nous empêche d’accéder à cette sagesse, c’est la centration sur soi génératrice de peurs, le fait que nos intérêts passent le plus souvent en premier. Il devient alors très difficile d’être dans l’équanimité, c’est-à-dire ressentir impartialement la même joie altruiste face au bonheur d’autrui quelque soit la nature de notre lien envers la personne concernée.
Cette pratique ne doit pas viser à étouffer la haine et la jalousie au profit d’un amour altruiste inconditionnel, mais plutôt de contempler la palette des sentiments qui nous habitent et de ressentir les résistances, les réticences qui surviennent lorsque l’on cherche à aimer l’autre malgré son comportement qui nous fait souffrir. Laisser se dérouler en soi cette alchimie émotionnelle dans l’attitude d’acceptation et d’ouverture à sa propre bonté intérieure facilite l’avancée vers la sérénité et signe l’aspiration à progresser vers plus de sagesse. En effet, alors que la haine, la jalousie et la rivalité nous enchaînent, la joie altruiste nous libère.