Néanmoins pour évident qu’il soit, ce sentiment d’exister n’est pas si facile à percevoir car il demande de suspendre tout ce qui nous habite, nous hante ou nous réjouit pour se laisser saisir par le ressenti du moment présent et s’ouvrir à ce qui nous dépasse. Se sentir exister c’est faire abstraction de tous nos contenus de pensée, nos passions, nos craintes, nos activités, pour contempler ce qui est là et s’y abandonner. Nous nous livrons à cet exercice durant la pratique méditative, mais aussi de façon spontanée face au spectacle d’une nature sublime.
La contemplation de la nature se prête particulièrement bien à cette expérience. Le vécu sensoriel et esthétique d’un levé de soleil, de l’immensité d’un massif enneigé ou du mystère d’un ciel étoilé nous remplit d’un sentiment d’appartenance, de communion voire de fusion avec le monde autour de nous. C’est ce qu’évoque ci-dessus Le Voyageur contemplant une mer de nuages du peintre romantique allemand Caspar David Friedrich (1818).
Ainsi le sentiment d’exister, loin d’être tourné sur sa propre individualité, la dépasse et la transcende largement. On retrouve du reste cette idée dans l'étymologie du terme exister en latin exsistere, soit ex + sistere, « sortir de », « se manifester, se montrer », soit une sortie de soi-même vers le monde (réf. a, b).
On peut trouver quelques similitudes entre le les traditions non-dualistes du bouddhisme et le mouvement littéraire et artistique du romantisme (fin du XVIIIe et première moitié du xixe siècle). Précurseur de ce mouvement Rousseau dans Les rêveries du promeneur solitaire exprime un rapport à la nature offrant des occasions d’extase prenant forme de fusion avec l’univers, dans laquelle il s’oublie lui-même pour pleinement s’identifier avec la nature, se fondre en elle, accédant au refuge de la “mère commune”.
Il relate également dans la 2ème rêverie un accident avec perte de connaissance qui lui fait palper agréablement au retour à soi un sentiment d’existence à l’état brute. Plongé intensément quelques instants dans le moment présent suite à la perte de mémoire, il fera de cette expérience celle du plus grand calme jamais vécu (réf.).
Dans d’autres épisodes il relate la plénitude de l’expérience sensorielle de la contemplation du lac de Bienne et de l’écoute du bruit de l’eau des vagues. De telles expériences le mènent à la jouissance parfaite du sentiment d’existence qu’il assimile au bonheur parfait.
De tels moments privilégiés qui nous font apprécier le fait même de vivre partagent avec la méditation ce rapport direct au monde simple et limpide. Les pensées deviennent superflues, la conscience sensorielle passe au premier plan. De retour à la vie active ils laissent le souvenir d’un socle stable offrant une certaine assise pour poursuivre son chemin de vie.